Les enjeux de la laïcité en France : une notion mal comprise, parfois dévoyée et instrumentalisée
Le processus de sécularisation de la société française est marqué par un évènement important : la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Cette loi est à l’origine d’un terme très présent dans le débat public actuel, celui de laïcité. Nous avons demandé à D. Verba s’il était difficile d’enquêter sur le fait religieux dans une société sécularisée où la religion est associée à la sphère privée. « Mon expérience me fait dire qu’il n’en est rien — nous a-t-il répondu — du moment que l’on peut assurer à ses interlocuteurs que nous prenons au sérieux cette question sans disqualifier les croyants. » Ce sujet qui semble tabou au départ est porteur de ressources personnelles et donne lieu à de fructueux échanges avec les enquêté(e)s. Loin de provoquer des réactions épidermiques, aborder les questions religieuses permet au contraire de les ramener dans un cadre d’échanges autorisé.
L’idée d’une religion devant être confinée à la sphère privée nous a aussitôt renvoyés à la notion de laïcité. Le terme s’est absenté du débat public pendant la deuxième moitié du XXème siècle, mais il rejaillit à l’époque contemporaine, alors que les Français prennent conscience qu’ils évoluent dans une société « créolisée », au contact de populations musulmanes issues des anciennes colonies d’Afrique du Nord et subsaharienne. Dès lors, certaines personnes défendent une vision de la laïcité que D. Verba qualifie de coercitive : elles sont hostiles à l’expression religieuse qu’elles considèrent comme un instrument d’oppression et veulent la limiter au lieu de culte et au domicile. Pour l’intervenant, cette conception constitue un dévoiement de la laïcité. En effet, elle est contraire à l’esprit de la loi de 1905, profondément libérale, qui ne s’oppose aucunement à la représentation des croyances et des pratiques religieuses dans l’espace public. Pour D. Verba, la laïcité repose sur un principe de liberté et de protection de la pluralité des convictions. Ce dévoiement de la laïcité va de paire avec un autre phénomène contemporain. Auprès de ses étudiants, D. Verba constate que les mots « juifs », « chrétiens » ou « musulmans » ne désignent plus seulement des pratiques confessionnelles mais des positions sociales. Le « juif » est assigné au pouvoir, le « musulman », à l’opprimé, le « noir » au racisé… Bien sûr, ces assignations essentialisantes sont infondées scientifiquement, mais elles sont très présentes dans nos représentations collectives et possèdent une efficacité sociale non négligeable. Comme le disait très bien Colette Guillaumin, les races n’existent pas, mais leurs effets eux sont bien réels.
Et dans l’intervention sociale ?
Le travail social est le reflet de la société, il est donc lui aussi marqué par une dynamique de sécularisation. Le champ des solidarités a longtemps été l’apanage de l’Église, dans une démarche caritative et bénévole. Les travailleurs sociaux ont dû rompre avec cette tradition chrétienne pour s’affirmer en tant que professionnels et faire reconnaître leur métier. Leurs successeurs sont pour une grande part les héritiers d’une culture anticléricale marquée par le rejet des idéologies religieuses.
Nombre de travailleurs sociaux sont ainsi démunis quand les jeunes ou les familles qu’ils accompagnent mobilisent le référentiel religieux. D’une part, eux-mêmes n’ont souvent plus de socialisation religieuse : ils ne comprennent pas toujours ce que cela implique de s’inscrire dans une pratique religieuse. D’autre part, ils peuvent avoir l’impression que leur autorité est menacée lorsqu’un bénéficiaire en appelle aux lois divines ou aux propos d’un ministre du culte, qui les concurrencent ! D. Verba invite le professionnel à ne pas se laisser déstabiliser par le référentiel religieux mais bien de l’inclure dans la prise en compte globale de la personne accompagnée. D’abord, il déconseille aux intervenants de répondre sur le même registre — « ne vole pas, tu serais un mauvais musulman »… — car la religion est soumise à de multiples interprétations et il n’est pas possible de rentrer dans des débats théologiques avec les usages. Il préconise plutôt de « prendre les gens comme ils viennent », c’est-à-dire de considérer la culture ou la religion comme une dimension parmi d’autres de la personne.
Il écrit en conclusion de son livre :
« Cet ouvrage repose sur l’idée que les intervenants sociaux, quelles que soient leurs fonctions, peuvent éviter de se laisser submerger par la dimension méta-légitime de la référence au sacré en considérant l’expression religieuse comme un « recours », voire une ressource visant à réaffirmer et à revaloriser des identités meurtries par les inégalités sociales et les discriminations. »
Radicalisation et travail social
D. Verba pose donc un regard original sur le recours radical au religieux. Il cite une belle phrase de Julia Kristeva : « si l’enfant est un questionneur, l’adolescent est un croyant3 ». L’adolescence se définit comme une période radicale où le jeune, qui cherche à s’affirmer, veut des réponses simples à des questions complexes. Certains, en réponse aux assignations dont ils souffrent, en viennent à ne se reconnaître que sous une seule forme de leur identité : l’identité religieuse. À ce sujet, l’écrivain Amin Maalouf parle d’« identité meurtrière4 », car les individus s’enferment et enferment les autres dans des représentations qui nient la complexité de leur identité.
Pour D. Verba, la conduite religieuse radicale est donc une conduite à risque au même titre que l’addiction et la délinquance. Elle peut être approchée par le travail social avec les outils habituels d’évaluation des risques. Le sociologue évoque les dilemmes rencontrés par les intervenants sociaux que l’État encourage à identifier les « signaux faibles de radicalisation » — les assistantes sociales scolaires, notamment. « Demander à un travailleur social de signaler les personnes qu’il accompagne, c’est risquer qu’il rompe la relation de confiance qui structure ses rapports avec [celles-ci] », explique-t-il. Un professionnel du care ne devrait pas se retrouver en situation de dénonciation ; cependant, il peut être entendu par les autorités (police, justice, renseignement territoriaux) pour donner son point de vue sur une personne qu’il accompagne.
Enfin, D. Verba et T. Lamote ont échangé autour de la question du salafisme. Des sociologues comme Gilles Kepel ou Bernard Rougier désignent le salafisme comme le principal levier d’influence des jeunesses populaires, avis partagé par l’un de nos spectateurs. D. Verba, dont le travail se caractérise par de nombreuses enquêtes de terrain, ne partage pas ce constat : « Ça fait trente ou trente-cinq ans que j’enseigne à Bobigny […], que je travaille dans les quartiers populaires […], j’ai beaucoup arpenté la banlieue parisienne […]. Cette dimension salafiste ne m’a pas frappé, je dois vous dire, même si je ne nie pas l’existence de salafistes qui prêchent ». Il reproche à G. Kepel et B. Rougier de travailler essentiellement à partir d’hypothèses fondées sur leur connaissance du monde arabo-musulman en projetant sur les quartiers populaires ce qui se passe en Algérie, en Tunisie ou au Mali, et d’assigner à ces populations des comportements relevant d’autres cultures. En désignant le salafisme comme principal responsable des actes de radicalisation, ils font l’impasse sur les inégalités sociales et les discriminations, sur les identités meurtries de jeunes français en mal de reconnaissance et qui se tournent vers le religieux pour se requalifier symboliquement. Et en cela, ils viennent aussi alimenter les thèses séparatistes qui font le lit de l’extrême droite en France.
Agir ensemble pour le lien social
« D’accord avec Monsieur VERBA pour ne pas assigner les personnes en face de soi. Cela étant dit, ce sont parfois les personnes accompagnées qui assignent les travailleurs sociaux à une identité a priori ! » commentait un spectateur. Notre intervenant a souligné la complexité des rapports entre accompagnants et accompagnés. Celui qui vient demander de l’aide se trouve dans une position délicate et peut voir en son interlocuteur le représentant d’une population blanche favorisée, dominante, voire raciste. Et si des professionnels issus des minorités visibles ont aujourd’hui accès au travail social, de nouveaux rapports sociaux peuvent émerger qui n’excluent pas qu’un éducateur d’origine maghrébine puisse se voir accuser de racisme par un usager de la même origine…
Comment en sortir ? Interrogé par un auditeur, D. Verba nous a livré quelques conseils pour favoriser le lien social. Pour construire la confiance, le professionnel doit faire un bout de chemin vers les personnes qu’il accompagne en négociant les termes d’un accord où sans renier le droit, il prend en compte les multiples facettes de leur identité, dont l’identité religieuse si celle-ci est mise en avant. Ceci signifie par exemple qu’aborder la question religieuse, loin de tout prosélytisme, n’est pas un tabou professionnel justifié par la laïcité même à l’école. C’est la raison pour laquelle D. Verba a soutenu les actions de l’Observatoire de la laïcité et qu’il a rejoint le conseil scientifique de la Vigie de la laïcité, présidée par Jean-Louis Bianco, dont l’objectif principal est de veiller au strict respect du principe de séparation entre les Églises et l’État et de s’opposer à son dévoiement.
Dans son livre déjà, l’auteur en appelait à la formation des citoyens, dès l’école et tout au long de leur vie professionnelle, aux questions religieuses et à la laïcité. Connaître la réalité de chacun, même de façon incomplète, nous aide à communiquer et à faire société. Epsilon Melia se reconnaît dans ce message et remercie Daniel Verba pour sa confiance !