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Une professionnelle de la protection de l’enfance nous partage son regard sur l’inceste

Paru en 2022, l’ouvrage collectif La Culture de l’inceste s’articule autour d’une question : pourquoi ? L’inceste, comme tout traumatisme, relève du difficilement pensable. Il est pourtant très présent dans notre société. Sur la base d’un sondage Ipsos de 2020, l’association Face à l’inceste révèle que 3 enfants par classe en sont victimes. Les violences sexuelles intrafamiliales font le quotidien des professionnels de la protection de l’enfance, comme en témoigne Isabelle Jarrige, formatrice et ancienne cheffe de service éducatif. Ensemble, nous avons pris le temps de penser ce sujet douloureux. Définissant la notion d’inceste, interrogeant sa dimension sociétale, nous nous sommes surtout arrêtées sur les outils d’accompagnement des enfants concernés.

Qu’est-ce que l’inceste ?

Le terme désigne une agression à caractère sexuel commise par une personne sur une autre au sein de la même famille. Selon l’enquête Virage de l’Institut national des études démographiques (INED) parue en 2015, les enfants et les adolescents sont les premières victimes de ces violences. On peut également se référer, entre autres, aux travaux de la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants (CIIVISE) et de l’association Face à l’inceste.

L’inceste est donc un enjeu majeur de la protection de l’enfance.

La typologie des faits est celle de toute agression sexuelle, de l’exhibition au viol (pénétration forcée annale ou génitale) en passant par les attouchements, avec un organe sexuel, les doigts ou un objet. On parle d’inceste quand l’agresseur est issu de la famille de la victime.

Ce que dit la loi

Dans le Code pénal, l’inceste ne constitue pas une infraction spécifique. Il relève de la circonstance aggravante en cas de viol ou d’agression sexuelle. Depuis 2016, la loi qualifie d’incestueux les actes sexuels commis sur un mineur par un ascendant (père/mère, grand-parent), par un oncle, une tante, un frère, une sœur, un neveu, une nièce, le conjoint ou la concubine, le partenaire lié par un PACS ou si l’auteur a une « autorité de droit ou de fait » sur la victime (article 222-31-1 du Code pénal). En 2021, la loi du 24 avril propose des avancées majeures mais vient également complexifier les démarches au pénal.

L’inceste doit être différencié de la pédophilie

La pédophilie est un trouble de l’adulte qui se caractérise par des comportements et des pulsions sexuelles ayant pour objet des enfants. Le pédophile n’agresse pas nécessairement des membres de sa famille.

Pour autant, les études montrent que les agresseurs pédophiles appartiennent au cercle proche de la victime : ami de la famille, enseignant, voisin…

Quelles conséquences pour les enfants, adolescents et adultes victimes d’inceste ?

Toute violence sexuelle est un traumatisme qui a des conséquences graves sur la victime. Elle perturbe son rapport à son corps, son image d’elle-même, sa construction psychique, son développement cognitif et affectif, etc.

Inceste et protection de l’enfance : comment accompagner les enfants victimes

L’accompagnement des enfants victimes d’inceste est un processus complexe. Les situations rencontrées par Isabelle le montrent : repérer les signes, faire émerger la parole et la recevoir, orienter vers les soins adaptés nécessitent finesse, ajustement et maîtrise d’un sujet parfois mal connu.

Reconnaître les symptômes chez les victimes d’inceste

« Les professionnels de la protection de l’enfance ont une place centrale pour identifier les symptômes, parce qu’ils partagent le quotidien de l’enfant », dit Isabelle. Ces symptômes sont nombreux et varient selon l’âge de la victime.

Il n’existe pas de symptomatologie spécifique différenciant les victimes d’inceste des victimes d’autres violences sexuelles. Néanmoins, des études en cours tendent à montrer que certains comportements sexuels problématiques se distinguent malgré tout (voir par exemple les travaux d’Isabelle Daignault, Université de Québec).

Il n’est pas toujours facile d’identifier un trouble. Isabelle met en garde : « Comme n’importe qui, les éducateurs peuvent banaliser ou dramatiser un comportement par rapport à leurs propres références et leurs propres croyances ». Elle conseille de bien observer les habitudes de chacun et de s’appuyer plutôt sur les variations. Un changement de comportement, par exemple avant ou après une visite de la famille, peut être un signe.

Investir le suivi médical

Ce travail d’observation nécessite une excellente connaissance du développement de l’enfant : évolution de la croissance, structuration cognitive mais aussi développement psycho-affectif. « Pour savoir si une situation pose problème, nous avons besoin de connaître ce qui devrait être à tel ou tel âge. Ensuite, les professionnels tentent de clarifier et de comprendre) le décalage observé », explique Isabelle.

Son expérience révèle combien le suivi médical est important dans la prise en charge éducative : « Je me souviens d’une histoire étonnante, celle d’un garçon de 16 ans dont la puberté n’arrivait pas comme celle des autres jeunes du foyer. C’est d’ailleurs les railleries des autres jeunes sur le physique de cet adolescent qui m’ont mis la puce à l’oreille ». Isabelle remarque alors que le suivi médical du garçon est inexistant, ce qui s’observait souvent chez les enfants placés à l’époque.

Elle l’accompagne chez le dentiste pour un contrôle classique : « Nous nous sommes rendu compte qu’il avait encore quasiment toutes ses dents de lait. Le dentiste, formé aux questions liées à la maltraitance, nous a signifié la présence d’un signe révélant un arrêt de croissance et qu’il fallait faire des examens plus complets ».

De fait, l’enquête menée par l’aide sociale à l’enfance (ASE) dans sa famille met au jour des violences sexuelles, révélées par la petite sœur. « Lui n’a jamais parlé », précise Isabelle, « mais il a commencé à perdre ses dents quelques mois après le signalement, ce qui a été très troublant pour l’équipe ».

Identifier un climat incestuel au sein de la famille

On parle de climat incestuel quand aucune agression physique n’est portée à l’encontre de l’enfant, mais que celui-ci est confronté de manière insidieuse à la sexualité. Il est témoin de rapports sexuels, d’exhibitions, mis en présence de films ou d’images pornographiques, etc. Isabelle développe : « Le climat incestuel peut se jouer dans l’organisation du logement, la manière dont on se parle, dont on se tient, le rapport à l’intimité et à la pudeur dans la famille… ce qui génère de la confusion à tous les niveaux ».

Interroger l’incestuel demande donc de travailler avec les familles, d’investiguer avec elles, de les mettre à contribution. Isabelle n’hésite pas à poser des questions. Par exemple, à un père qui embrasse sa fille sur la bouche à la sortie de l’école : « Ah bon, vous faites ça vous ? Vous vous êtes déjà demandé ce qu’en pense votre fille ? Ici la forme interrogative me permet de mettre à distance toute forme de jugement délétère pour la relation ». Cela permet à l’enfant comme à l’adulte de prendre du recul sur des situations parfois considérées comme « normales » dans une famille, et pourtant génératrices de malaise. Dans certains cas, cette vigilance peut permettre d’interroger et de mettre au travail les personnes impliquées dans ces interactions et de prévenir le passage à l’acte incestueux.

Faire émerger et recevoir la parole de la victime

Outre l’identification des signes de violence, la parole de l’enfant est nécessaire pour établir les faits. Or, faire émerger cette parole n’a rien d’évident. Les victimes ont de nombreuses raisons de se taire : poids du secret, relation d’emprise, sentiment de honte, peur, loyauté envers l’adulte agresseur, absence ou manque d’éducation sexuelle sont autant d’entraves potentielles. Interroger un enfant nécessite là encore des connaissances sur son développement, notamment celui de sa mémoire, de son rapport à la temporalité et de ses affects. « On ne posera pas les mêmes questions à l’enfant selon son âge et l’étape de son développement cognitif », résume Isabelle. Ce type d’entretien relève donc d’une technicité particulière.

En formation, lorsqu’Isabelle observe les professionnels en situation, elle remarque qu’ils savent créer les conditions pour que la révélation ait lieu ; « mais lorsqu’elle advient, ils deviennent comme aveugles et sourds aux informations données par l’enfant ! ». Pour Isabelle, cela tiendrait au choc et à la sidération des travailleurs sociaux face à ces histoires très dures, « auxquelles on ne s’habitue jamais malgré l’expérience ». Elle renvoie aux méthodologies établies pour encadrer les échanges de manière respectueuse pour l’enfant et l’intervenant social.

Lire aussi l’écoute active dans le travail social

Pour lutter contre l’inceste, il faut en parler !

Pour lutter contre l’inceste, il faut en parler

L’inceste est un interdit structurant dans toutes les sociétés connues – ce qui n’empêche pas certains de s’y livrer comme à d’autres formes de crime (meurtre, etc.). Ces individus doivent être identifiés et rappelés à la loi. Mais notre société est réticente à s’emparer du sujet et à prendre les mesures nécessaires. L’inceste y est un sujet tabou, c’est-à-dire un sujet sur lequel on fait silence par crainte ou par pudeur. Ce paradoxe nuit gravement à l’accompagnement des victimes et à la prise en charge des agresseurs.

Ce que la société ne pense pas, la loi n’encadre pas

L’inscription de l’inceste dans la loi a une histoire longue et compliquée, entre introduction et retrait, réécriture et imprécision. Ainsi, l’inceste entre dans le Code pénal en 2010 pour en ressortir dès 2011. Les débats de l’époque mettent en cause la difficulté de définir la notion de famille, celles de contrainte et de l’âge de consentement.

Pour Isabelle, ces arguments témoignent d’une grande frilosité des législateurs à l’égard du sujet. Cette négligence des pouvoirs publics à mobiliser les recherches et les travaux d’expertise l’alerte. « Pourquoi tant d’inertie ? L’État craint-il de s’immiscer dans l’intimité des familles ? En fait, je n’arrive pas à comprendre pourquoi il y a autant de réticences, autant de freins à rendre cette infraction spécifique, comme toutes celles commises par un adulte sur un enfant », nous confie-t-elle.

La clause Roméo et Juliette : un exemple de mesure inadaptée

Elle évoque un texte de loi de mars 2021 (dite clause « Roméo et Juliette ») porté par le Sénat. Cette clause supprime les sanctions et l’absence de consentement si le mineur et le majeur ont moins de cinq ans d’écart, cela pour protéger les « amours adolescentes ». « Cette limite posée redescend l’âge de consentement à 13 ans… ce qui nie de nouveau les connaissances sur le développement global de l’adolescent et ressemble à un pas en arrière », commente-t-elle.

La création en 2018 du #metoo, suivi en 2021 par le #metooinceste, a largement contribué à la libération de la parole. Isabelle espère que ces récits feront évoluer les représentations et la loi française. Elle rappelle que de nombreuses ressources sont d’ores et déjà mobilisables – et mobilisées – par les professionnels de la protection de l’enfance (voir bibliographie ci-dessous).


Ressources

Outils mobilisables dans le travail social et éducatif

CYR Mireille, Recueillir la parole de l’enfant témoin ou victime. De la théorie à la pratique, Dunod [Enfances], Paris, 2014.

Guide pratique « Entendre et accompagner l’enfant victime de violences » par l’Organisation internationale de la francophonie.

Grille d’évaluation des violences sexuelles de l’adolescent, élaborée en 2016 par 4 psychologues et diffusée par le CRIAVS Aisne Oise Somme.

Pour mieux comprendre l’inceste

AUBRY Isabelle, LOPEZ Gérard, L’inceste. 38 questions-réponses incontournables, 2ème édition, Dunod, 2022.

BREY Iris et DROUAR Juliet (dir.), La Culture de l’inceste, Seuil [Documents], Paris, 2022.

KOUCHNER Camille, La Familia grande, Seuil [Cadre rouge], Paris, 2021.

« Le nouveau chiffre de l’inceste en France », court article de l’association Face à l’inceste présentant les résultats de sondages de 2009, 2015 et 2020.

L’inceste dans le Code pénal (Légifrance).