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Quelques clefs pour mieux appréhender la grande précarité

Nous nous sommes toutes et tous posé la question, au détour d’une rue ou d’une station de métro, en croisant une personne sans abri, seule sur un banc ou couchée sur le sol, le corps souvent abimé, l’esprit parfois égaré : comment en est-elle arrivée là ? Alice Patouillard, psychologue clinicienne, ancienne infirmière en addictologie et psychiatrie, présente la grande précarité comme un phénomène complexe. Les problématiques psychiques, somatiques, sociales, etc. s’entrelacent pour tisser des parcours douloureux. Dans son quotidien de formatrice, Alice démêle ces réseaux pour redonner du pouvoir d’agir à celles et ceux qui accompagnent les personnes en situation de précarité. Elle nous présente ici quelques clefs pour lutter contre l’exclusion.

La grande précarité, de la vulnérabilité à l’exclusion sociale

Les critères économiques ne suffisent pas pour comprendre les personnes en situation de précarité. Le grand précaire n’est pas seulement celui qui vit sous le seuil de pauvreté et n’aurait besoin que d’une aide financière pour rejoindre la marche de la société. Les professionnels de l’aide sociale l’expérimentent tous les jours : les personnes qu’ils accompagnent souffrent de vulnérabilités qui les conduisent à l’exclusion.

Les intervenants sociaux face au refus de soin

Addictions, incurie, repli sur soi… Les travailleurs sociaux sont confrontés à des situations différentes et parfois déroutantes. En effet, les publics accompagnés sont souvent dans le refus de l’aide apportée, même pour des gestes élémentaires comme se nourrir ou faire sa toilette. Ces comportements peuvent nous échapper voire nous sembler absurdes. Ainsi le syndrome de Diogène, caractérisé par une négligence de l’hygiène et une accumulation pathologiques d’objets divers, suscite souvent l’incompréhension.

L’approche clinique pour comprendre l’origine des troubles

Pour amener ses stagiaires à les envisager différemment, Alice convoque la grille d’analyse de la psychologie clinique. « Je commence mes formations avec quelques éléments pour penser la genèse de ces troubles », nous dit-elle. Rappelons que, selon l’Insee, 86 % des sans-domicile ont vécu un événement douloureux dans leur enfance : maltraitance, décès des parents, accident grave… Ces expériences violentes impactent la construction psychique de l’individu et le fragilisent. Les troubles engendrés – troubles psy, troubles de l’attachement, addictions… – sont ceux que l’on retrouve chez les personnes en situation de précarité. « Je fais l’hypothèse que le syndrome d’auto-exclusion, ce mécanisme de défense massif si souvent observé pour notre public, est le résultat d’un stress post-traumatique », explique Alice.

Une telle connaissance du psychisme humain et de ses fragilités amène à porter un autre regard sur les comportements décrits. Refuser de se doucher ne relève pas du caprice ou de l’extravagance : ce rejet peut être considéré comme une manifestation somatique d’une blessure psychique.

Les personnes en situation de précarité ont besoin d’un accompagnement social ajusté 

Mieux comprendre la grande précarité est indispensable pour envisager des pistes d’action adaptées. À partir de cette connaissance des publics, Alice invite ses stagiaires à affiner leur posture et leurs stratégies d’intervention. En formation, elle part toujours d’exemples cliniques issus de sa pratique ou de celle des apprenants pour montrer l’importance de s’ajuster constamment à l’autre.

Privilégier une politique de réduction des risques

Les personnes en situation de précarité constituent un public délicat : les troubles qu’ils présentent sont souvent reliés à des mécanismes de défense qui leur permettent de composer avec leurs vulnérabilités. Le rôle du travailleur social n’est pas de briser ces défenses, ce qui pourrait avoir des conséquences graves pour l’individu (décompensation, automutilation, suicide…). Le professionnel peut agir plus modestement en accompagnant la personne dans de petits changements. Il s’agit de s’adapter constamment à l’autre, de négocier au quotidien, pour réduire une consommation de stupéfiant ou maintenir une conversation avec une personne isolée. Tel est le positionnement d’Alice : « Plutôt que d’être focalisé sur le sevrage ou la réinsertion, il me semble plus pertinent d’accompagner pas et pas dans une perspective de réduction des risques. »

Travailler sa posture pour accompagner des personnes en situation de grande précarité

« La posture de l’accompagnant est un équilibre entre empathie et maintien du cadre », résume Alice. D’un côté, le cadre est une référence qui sécurise les personnes accueillies comme les professionnels, qui fait lien et permet le vivre ensemble. L’institution, l’équipe et chaque travailleur en sont les garants. Agir dans le respect du cadre permet de maintenir l’alliance thérapeutique indispensable à la relation d’aide. Mais celui-ci ne doit pas rigidifier l’intervention, au contraire : les personnes en précarité ont besoin d’un accompagnement flexible et personnalisé. Le cadre donne des repères, il doit être considéré comme une ressource plutôt que comme une contrainte.

À l’échelle individuelle, il existe de nombreux outils pour étayer sa posture professionnelle. Alice travaille beaucoup avec la communication non-violente, méthode développée par le psychologue Marshall B. Rosenberg. La CNV permet d’approcher la personne différemment, d’être à l’écoute de ses besoins de manière respectueuse et sans jugement. Elle constitue donc une réponse adaptée face à l’agressivité. Pour Alice, plus qu’une simple technique, la communication non-violente est une autre manière d’entrer en relation : « La pratiquer, c’est proposer à son interlocuteur un autre accueil. »

Reconsidérer l’urgence

Par leur vécu, les personnes en situation de précarité ont un rapport particulier au monde : ils s’inscrivent dans l’ici et maintenant. Leur demande est très souvent exprimée dans l’urgence. Or, pour agir, nous avons besoin d’un temps d’analyse et de compréhension : « L’enjeu est de ne pas être piégé par la contagion émotionnelle », précise Alice. L’urgence de l’autre ne doit pas nous affoler. Bien souvent, elle peut être relativisée pour prendre le temps de définir la meilleure stratégie d’intervention.

L’intervention en équipe pour un meilleur accès aux soins de santé

Nous l’avons vu : les personnes en situation de précarité sont aux prises avec des problématiques complexes. Pour un accompagnement solide et efficient, l’action sociale doit œuvrer dans une dynamique de décloisonnement des pratiques.

Des expertises différentes et complémentaires

Un seul corps de métier ne peut suffire à accompagner les enjeux psychosociaux, psychopathologiques, psychosomatiques, etc. des personnes en situation d’exclusion. Un même individu peut avoir besoin de soins très différents, du traitement d’une jambe cassée à une prise en charge psychiatrique. Il devient alors indispensable de travailler en réseau pour assurer une continuité des soins. « Les partenariats interprofessionnels permettent de prendre soin au sens large, dans le care comme dans le cure », souligne Alice. Il s’agit de traiter avec des médicaments quand cela est nécessaire (cure) mais aussi de prendre soin dans et par la relation (care).

L’équipe, garante de l’éthique

Ainsi, Alice se réjouit que les équipes mobiles1 se développent et que les réseaux d’acteurs médico-sociaux se renforcent. « Intervenir auprès de personnes en grande pauvreté pose des dilemmes éthiques : nous devons respecter les refus, expression des libertés individuelles. Mais qu’en est-il des cas limites de non-assistance en personne en danger ? » Dans ces cas précis, l’équipe pluridisciplinaire est un recours précieux. Elle permet de confronter les regards, les points de vue, d’interroger les systèmes de représentation des uns et des autres et de statuer ensemble.

La grande précarité aujourd’hui : quels défis pour les équipes ?

La construction du lien entre soignants et personnes accueillies est un processus qui s’inscrit dans la durée. Il faut souvent du temps pour que la confiance se mette en place et que l’accompagnement soit possible. Or aujourd’hui, certaines institutions partenaires peinent à travailler dans cette perspective. L’hôpital, par exemple, manque de moyens et se heurte à des objectifs de rentabilité. Les lits doivent être libérés rapidement et les séjours, notamment en psychiatrie, raccourcissent. « Cela fait reposer beaucoup de choses sur les équipes », souligne Alice.

Les personnes en grande précarité constituent un public attachant, mouvant, aux comportements délicats et aux parcours de vie complexes. Leur accompagnement nécessite donc une certaine polyvalence. C’est dans la posture relationnelle que se joue l’essentiel : il s’agit de s’adapter à chaque instant, de reconnaître et de valoriser les compétences de l’autre pour le rendre acteur de son parcours de soin.


[1] Alice cite l’EMPP SMES (Équipe Mobile Psychiatrie Précarité, service d’appui Santé Mentale et Exclusion Sociale) du GHU Paris (Groupe hospitalier universitaire Paris psychiatrie et neurosciences), dirigé par le Dr Alain Mercuel.

Merci à Alice Patouillard pour sa disponibilité et son regard sur les personnes en grande précarité.