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Comment communiquer avec une personne non francophone efficacement ?

Dans leur quotidien professionnel, les travailleurs sociaux sont en relation avec des personnes allophones – c’est-à-dire, qui ont une langue première différente de celle du pays dans lequel elles se trouvent. Ne pas partager de langue commune peut rendre la communication difficile et faire écran à la relation d’aide. Pour Lauriane Pétel, docteure en sociolinguistique, ces difficultés tiennent souvent à des idées reçues sur la langue comme facteur d’intégration. Déconstruisant ces clichés, Lauriane propose aux professionnels de nouvelles perspectives pour communiquer avec une personne non francophone.

Lumière sur l’interviewée. Lauriane Pétel est docteure en sociolinguistique (Université Rennes 2) et titulaire d’un diplôme universitaire de technologie (DUT) en animation socio-culturelle. Elle mobilise ses outils et son expérience pour permettre une montée en compétences interculturelles des professionnels.

Déconstruire les clichés sur l’apprentissage du français

Dans notre société, l’idée qu’il faut maîtriser la langue française est un enjeu culturel largement investi par le débat public. Le fait de « bien parler » est interprété comme un marqueur de supériorité sociale. Si les uns adoptent une approche conservatrice du français, pour les autres, la langue est riche de ses différents registres, de ses évolutions et variations1. Le regard de Lauriane sur ces questions est celui d’une sociolinguiste, qui prend en compte les facteurs sociaux et culturels pour mieux comprendre comment fonctionne le langage.

Une langue, à quoi ça sert ?

En linguistique, on distingue 6 fonctions de la langue dont l’une correspond précisément à notre sujet : la fonction de communication et d’information. Parler sert à transmettre une information précise, mais aussi à exprimer son émotion et à provoquer une réaction chez l’autre. Le langage tisse un lien entre 2 interlocuteurs, il contribue à les mettre en relation.

Mais il forme également notre rapport au monde : les mots nomment notre environnement, forgent ou traduisent notre manière de le penser. C’est à cet aspect de la langue que Lauriane s’intéresse : « En sociolinguistique, on étudie les relations entre langue et culture ». 

Maîtriser le français, qu’est-ce que ça veut dire ?

La sociolinguistique remet également en question quelques fausses croyances quant au monolinguisme. « Les politiques linguistiques mises en place en France depuis des décennies nous font croire qu’il faut maîtriser et parler la même langue pour se comprendre, mais c’est faux », explique Lauriane. 

D’une part, les scientifiques s’aperçoivent qu’un individu n’est rarement au contact que d’une seule langue. Notre exposition à l’anglais, dans nos loisirs (séries TV…) comme au travail (calls, brainstormings et autres managers), en témoigne. De même, d’un point de vue historique, une langue s’enrichit d’emprunts à d’autres langues. En français par exemple, des mots courants comme carafe, jupe ou magasin sont issus de l’arabe.

Ensuite, même lorsque 2 personnes s’expriment dans la même langue, il n’est pas garanti qu’elles se comprennent. « Nous ne mettons pas tous le même sens derrière les mêmes mots », précise Lauriane. Ainsi, lorsqu’une personne non francophone apprend un mot français, elle apprend aussi un concept qui n’existe pas nécessairement dans sa culture de référence. Apprendre le français, ce n’est pas seulement savoir traduire une idée de sa langue vers le français ; c’est s’approprier des concepts qui n’existent pas dans sa propre langue. « Prenons l’exemple du terme autonomie. Comment peut-il être appréhender pour quelqu’un qui est issu d’une société moins individualiste ? », interroge Lauriane.

Le regard sociolinguistique favorise le décentrage culturel. En questionnant sa conception de la langue, le travailleur social déconstruit les stéréotypes et peut alors se diriger vers des stratégies de communication alternatives.

Communiquer avec une personne non francophone : un enjeu dans le travail social

La relation d’aide et d’accompagnement nécessite que l’usager et l’accompagnant échangent et se comprennent. Or, le système de l’aide sociale s’appuie beaucoup sur la langue pour assurer cette communication. L’expérience médico-sociale de Lauriane lui a permis d’analyser les conditions de ce surinvestissement du langage. Ses observations éclairantes dessinent des pistes d’action pour une relation respectueuse entre intervenant et bénéficiaire.

Les étrangers non francophones face aux contraintes des institutions sociales

« Dans le travail social, la langue intervient à plusieurs niveaux », souligne Lauriane. Elle au cœur des documents administratifs et légaux : « La loi prévoit que les personnes étrangères qui arrivent en France soient informées de leurs droits et de leurs devoirs dans une langue qu’elles comprennent2 ». Mais cette mesure est rarement respectée, par manque de moyens ou parce qu’elle se heurte à d’autres contraintes institutionnelles. « Il faut aller vite, respecter les délais des procédures… Les professionnels sont parfois contraints de demander aux personnes de signer des documents qu’elles n’ont pas compris ».

Lauriane alerte sur la mécompréhension du rôle de la langue dans le processus d’intégration. En effet, la loi considère la maîtrise de la langue française comme une condition de l’intégration. La sociolinguistique montre plutôt l’inverse : « Parler français est la conséquence d’une intégration réussie. En effet, c’est en côtoyant les locuteurs d’une langue qu’on apprend celle-ci ».

Le rapport des institutions à la langue appelle donc quelques ajustements ; à l’égard des bénéficiaires, mais aussi vis-à-vis des professionnels.

Les professionnels du médico-social face aux compétences linguistiques

Dans le travail social, Lauriane observe des formes de glottophobie, c’est-à-dire une discrimination par la langue de la part des professionnels à l’encontre des personnes accueillies. Certaines expressions, certains accents engendrent des traitements différenciés qui impactent la relation d’accompagnement : « Par exemple, en français, on a tendance à valoriser un accent américain mais à dévaloriser un accent arabe ». Le biais glottophobe se superpose souvent à d’autres préjugés discriminatoires (sociaux, raciaux…) plus ou moins conscientisés. 

Il peut aussi s’immiscer dans les relations interprofessionnelles, entraînant des amalgames. Lauriane cite l’exemple d’un éducateur vers qui ses collègues orientent spontanément les personnes marocaines, de par son accent arabe, alors que lui-même est algérien.

Pour dépasser appréhensions et préjugés, Lauriane travaille avec les équipes sur leur utilisation du langage. Ces exercices génèrent des réflexions sur leur technolecte (vocabulaire particulier au travail social), en particulier sur les acronymes qui peuvent gêner la compréhension de tout un chacun. Les rencontres interculturelles avec des non francophones sont aussi l’occasion de repenser son métier : « Les éducateurs se retrouvent ainsi en position de devoir expliquer leur travail aux personnes accueillies, issues d’une culture où la profession n’existe pas forcément telle quelle ».

Lors des formations, Lauriane s’applique à faire résonner situations des usagers et expériences des accompagnants. Cela contribue à leur mise en relation, elle-même facilitée par des outils de communication alternatifs et performants.

Maîtriser des outils efficients pour réinventer la communication orale

« Les outils que je présente en formation sont des supports qui permettent aux professionnels et aux personnes accueillies de se rencontrer », précise Lauriane. L’objectif est d’expérimenter ces exercices pour pouvoir les mobiliser ensuite avec les publics. 

La biographie langagière

Elle consiste à raconter son parcours de vie en fonction des langues que l’on a apprises, pratiquées ou côtoyées3. Cette méthode permet de valoriser les compétences linguistiques de la personne, mais aussi d’aborder la question des émotions. « On demande aux personnes de raconter leur parcours de migration dans une certaine langue, qui n’est pas toujours celle avec laquelle ils sont les plus à l’aise pour parler de leurs affects» , explique Lauriane. Ces pratiques peuvent empêcher d’accéder au récit traumatique. « Par essence, le trauma relève de l’indicible », poursuit-elle. Il peut être encore plus difficile de le mettre en mots dans une langue donnée. La compréhension du répertoire langagier d’une personne peut faciliter la mise en récit du traumatisme, étape indispensable pour la construction psychique du sujet.

Le planisphère

Il s’agit de partir d’un planisphère, accroché sur un mur ou que l’on imagine au sol, pour engager le dialogue. L’animateur peut poser des questions comme :

  • Où êtes-vous né(e), où avez-vous vécu ?
  • Pouvez-vous aller à un endroit :
    • où vous vous sentez bien ?
    • où l’on parle une langue que vous parlez déjà ? que vous aimeriez apprendre ?
    • où vous avez vécu un choc culturel4 ?

 

Là encore, l’outil a pour objectif d’appréhender les parcours de mobilité des personnes. Lauriane propose de l’associer au photolangage : « Faire correspondre un territoire avec une image peut donner des informations, des ficelles à tirer, sans avoir besoin de beaucoup parler ».

Elle conseille également de choisir un planisphère non européo-centré pour faire expérimenter aux professionnels la perte de repères vécue par les publics. Il peut aussi faire figurer l’Afrique, continent dont sont originaires une majorité des personnes accueillies, au centre.

Quand les professionnels interrogent leur pratique de la langue

En formation, Lauriane invite les professionnels à expérimenter les exercices qu’ils pourront proposer aux personnes qu’ils accompagnent. Ils éprouvent ainsi les vertus de ces activités qui engendrent le dialogue et la cohésion du groupe : « Moi-même, en tant qu’animatrice, je réponds aux questions posées, et j’engage les pros à faire de même lorsqu’ils réutiliseront ces outils. »

C’est aussi l’occasion pour les professionnels du médico-social d’interroger leur propre rapport à la langue, de valoriser leurs parcours, leurs voyages et les langues originales qu’ils ou elles parlent.

Lectrice de Margalit Cohen-Emerique5, elle met un point d’honneur à centrer la formation sur le professionnel. L’objectif est de s’appuyer sur l’histoire, les langues et les savoir-être de chacun : ce sont de véritables compétences mobilisables en situation de travail.


Communiquer avec une personne non francophone est donc affaire de décentrage culturel. En prenant de la distance avec les stéréotypes et les préjugés sur le monolinguisme, le travailleur social peut explorer des modes d’expression alternatifs. Il mise sur ses compétences personnelles pour mobiliser celles de l’autre et co-construire les termes d’une relation d’aide adaptée aux deux parties.


La boîte à outils de Lauriane

Planisphère non-européocentré :

Biographie langagière :

Un podcast sur l’influence de la langue arabe sur le français :

  • Tarab #09, « Français, arabe : mots-croisés », Binge Audio. Leïla Izrar y reçoit le lexicographe Jean Pruvost pour parler de tout ce que la langue française doit à la langue arabe.

[1] Pour un état des lieux du débat contemporain, voire Le français va très bien, merci du collectif Les Linguistes atterré·es, paru en mai 2023 dans la collection Tracts chez Gallimard.

[2] Lauriane fait ici référence au Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

[3] Conformément à la définition proposée par Marielle Rispail, professeure émérite en sciences du langage, dans son ABCdaire de sociodidactique. 65 notions et concepts, PU Saint-Étienne, 2018.

[4] En psychologie, on parle de choc culturel lorsqu’une personne est désorientée (surprise, choquée, étonnée…) par une manière de fière qui n’est pas la sienne. Ainsi, le choc culturel nous en apprend surtout sur nos propres habitudes et modes de vie.

[5] Clinicienne et psychosociologue, Margalit Cohen-Emerique est spécialiste des relations interculturelles. Elle forme principalement les professionnels des secteurs éducatif et médico-social.

Merci à Lauriane Pétel d’avoir partagé son expertise avec les lecteurs et la rédaction du Média d’Epsilon Melia.